Le seigneur de Rio Cuarto
Alors que tout semblait aller mal au milieu de l’Argentine, la situation change complètement lorsque le pasteur Walter Chavero m’invite chez sa femme et lui… et leurs 7 enfants !
J’ai beaucoup écrit sur mes difficultés en Argentine dans mes chapitres précédents. La froide température, la fin de vie de beaucoup de mon équipement, et ma difficulté à connecter avec les gens sont tous des facteurs qui minent mon moral. Mais je continue à pédaler, à prendre des photos et j’ai quelques moments de grâce à rouler ainsi d’une province à l’autre de ce grand pays d’Amérique du Sud.
J’arrive ainsi en fin de journée dans la ville de Rio Cuarto. L’agglomération se trouve presque au centre du pays et compte près de 160 000 habitants. La ville semble pourtant déserte malgré que l’on soit la journée nationale de l’indépendance. La réceptionniste de l’hôtel me dit qu’il y a eu quelques défilés le matin mais sans plus. Ma soirée est assez tranquille et je compte continuer à rouler le lendemain.
Une invitation
Rio Cuarto se trouve presque en plein centre de l’Argentine.
Tout juste à côté de l’hôtel se trouve la place centrale de la ville. Petit parc d’un bloc animé de plusieurs personnes en cette fin d’avant-midi du lendemain. Je m’y arrête quelques minutes pour regarder la vie passer avant de reprendre la route.
Au fil de cette avancée vers l’est, les Argentins sont de plus en plus curieux autour de moi. Dans ce parc de Rio Cuarto, beaucoup de passants me voyant ainsi chargé me saluent au passage. Dont le pasteur protestant Walter Chavero, accompagné de son fils aîné Frederico, 18 ans.
Après seulement quelques minutes de conversation, Walter m’invite chez lui. Mais la mi-journée n’a même pas encore sonnée et je n’ai que quelques centaines de mètres à mon compteur. Je refuse d’abord l’invitation, puis reviens sur ma décision.
Je me rappelle à moi-même mon objectif de voyage : rencontrer des gens, apprendre sur la culture, vivre des aventures. Pas pédaler le plus vite possible.
Je roule donc jusqu’à chez Walter, et constate rapidement en passant le seuil de la maison familiale que Frederico n’est qu’un seul des 7 enfants du couple !
La famille Chavero
Le moins que l’on puisse dire est que Walter et son épouse Carina n’ont pas chômé ! Les 7 héritiers ont entre 5 et 18 ans. Tous sont à la maison en ce moment puisque ce sont leurs vacances d’hiver à l’école.
La maison était à l’origine aux parents de Carina. Et elle ne semble pas bâtie pour une tribu aussi grande. Dans presque chaque pièce se trouvent des lits et je comprends mal la séparation de ce dédale. C’est comme si à chaque tournant je découvrais une nouvelle chambre ! Je leur demande comment ils font pour ne pas perdre des bas dans tous ces vêtements. « On partage beaucoup ! », me répond-on en riant.
Ceux des enfants qui possèdent une vraie chambre se la partagent à 2 ou 3. Seul Gonzalo, 14 ans, a sa chambre pour lui seul, bien qu’elle serve en fait aussi de bureau et de salle de lavage. Ça doit être extrêmement difficile pour chacun d’eux d’obtenir de l’intimité. Y compris pour les parents qui ont leur chambre donnant directement sur le salon. En même temps, après avoir fait 7 enfants, ce n’est pas peut-être pas réellement un problème pour eux…
C’est donc Gonzalo qui m’offre généreusement son lit pour la nuit alors qu’il ira dormir au salon. Je refuse et il insiste plusieurs fois. Je finirai par plier, ravi de ne pas avoir à dormir sur le sol froid d’un champ.
Tout le clan Chavero ! Frederico (18) à côté de moi, puis de gauche à droite Julieta (12), Angelina (10), Juanes (5), la mère Carina, Gonzalo (14), Facundo (17), Josefina (8), et Walter.
Une vie d’église
Carina et Walter sont pasteurs et propriétaires d’une église protestante en ville. La religion d’État en Argentine est le catholicisme, avec 92% de la population adhérant à cette branche. Mais il est possible et légal de fonder de façon privée d’autres types d’églises ou de lieux de culte. C’est ce qu’ont fait les grands-parents de Carina quelques années après êtres arrivés de Suède en 1945 comme missionnaires. Puis les parents de Carina ont pris le relais, avant de passer le flambeau à leur fille et Walter il y a 4 ans. Sans surprise, ceux-ci s’étaient justement rencontrés au sein de cette petite communauté protestante. Walter m’explique que leur église fait partie de l’Assemblée de Dieu (Assemblea de Dios), un rassemblement très populaire au Brésil mais beaucoup moins en Argentine.
Leur église fonctionne avec les dons de la communauté mais le couple travaille aussi dans de « vrais emplois ». Walter a d’abord passé deux ans à la capitale Buenos Aires pour travailler dans une usine Ford. Puis il est revenu à Rio Cuarto pour être réparateur de photocopieurs quelque temps, avant d’établir une radio locale. Vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’il a baptisé cette dernière « Radio Gospel ». J’apprends tout ça à la table de cuisine pendant le lunch. Puis, parlant de sa radio, Walter me demande si je veux la visiter. Toujours partant, j’accepte évidemment.
La belle Rio Cuarto
Walter, Frederico et moi marchons donc vers la radio. En chemin, nous passons le rio Cuarto (« la 4e rivière » en espagnol) qui a donné son nom à la ville.
- Est-ce qu’il y a aussi des rivières 1, 2 et 3 ?, que je demande à la blague.
- Bien sûr, me répond Walter. Les villages de Rio Primero, Segundo et Tercero sont au nord, et Rio Quinto est au sud. Mais Rio Cuarto est le meilleur et le plus beau !, ajoute-t-il avec fierté.
Même l’avoir voulu, je n’aurais pas pu l’inventer !
Walter a pourtant probablement raison. Rio Cuarto est une très belle ville. Pas trop grosse, assez verte. Pas trop en hauteur non plus. Et il semble y avoir une classe moyenne ici. Ce qui n’est souvent pas la norme dans les régions que je visite.
En chemin, Walter m’explique tout sur notre passage. Nous passons un immense arbre, endémique de la région, qu’il m’indique s’appeler ombu. « C’est encore plus beau en été, ajoute-t-il. Les branches feuillues créent des arches par-dessus les rues. » La journée est belle et ensoleillée et je suis en simple t-shirt. Une première depuis longtemps. Le temps fait penser aux premières belles journées d’avril où s’ouvrent les terrasses.
Partout sur notre lente route, les gens saluent Walter au passage. Frederico me confirme que c’est impossible de marcher avec son père sans se faire constamment arrêter pour parler. L’emploi de pasteur semble ici contenir une grande part de psychologue, de confident et d’ami. C’est d’ailleurs ainsi que Walter me présente déjà : voici Jonathan, mon bon ami canadien !
La Radio Gospel
La radio est dans une petite maison convertie en local commercial. Une haute antenne est construite à l’arrière de l’édifice en béton. À l’intérieur, le plafond s'effrite un peu et la peinture s’écaille sur les murs, mais pas davantage que dans chaque maison que j’ai vue à date en Amérique du Sud.
Lorsque la régie envoie de la musique en ondes, Walter m’invite à entrer à l’intérieur du studio et me fait signe de m’asseoir. Puis l’un des co-animateurs se met à me poser des questions en espagnol et à noter mes réponses. Je me tourne vers Walter, perplexe. « Va-t-on faire une entrevue… en espagnol ?? ». Je parle correctement la langue mais j’ai un énorme accent et je cherche encore beaucoup mes mots. Je commence à stresser rapidement. L’animateur me rassure : « Mais non ! On comprend tout ce que tu dis. » Huit secondes plus tard, nous sommes en ondes !
En compagnie des deux co-animateurs de la Radio Gospel.
En entrevue en espagnol !
L’animatrice me présente donc en espagnol. « Quel honneur aujourd’hui de recevoir le cycliste international DJONATANE BÉ ROYE. » Je me concentre au maximum pour bien comprendre les questions. L’entrevue durera plus de 15 minutes, l’une de mes plus longues… incluant en français. On me pose des questions sur la ville (je suis arrivé hier !), on me demande mon pays préféré, comment je m’adapte au climat, pourquoi j’ai décidé de partir en voyage de vélo...
J’essaie de parler assez longtemps pour contrôler davantage la conversation. Je pense à des synonymes ou des tournures de phrases pour éviter d’être bloqué sur un mot. En ondes à la radio n’est pas le meilleur moment pour demander comment accorder un verbe… Walter, un peu en retrait, à qui j’ai déjà expliqué mon histoire, me souffle quelques mots ici et là au besoin. Ce quart d’heure passe en un coup de vent. En sortant de la radio, je peine à comprendre ce qui s’est passé!
Mais il semble qu’on m’a compris. De retour à la maison, Carina me dira qu’une de ses amie l’a appelée après l’entrevue pour lui parler de moi. « Quelle vie incroyable ! », lui a-t-elle dit. « Je sais, de répondre Carina, il loge chez moi ! »
La famille bientôt séparée
Mon séjour parmi la famille Chavero tombe dans un moment charnière pour eux. En effet, dans quelques mois, Carina et ses deux plus vieux déménageront en Suède, où ces derniers comptent étudier à l’Université de Gotenburg. La citoyenneté suédoise s’est passée à chacune des générations depuis l’immigration des arrières-grands-parents. Carina a habité 5 ans dans ce pays au début de sa vingtaine, parle la langue, et souhaite aujourd’hui établir des ponts avec ce pays scandinave où la vie peut y être plus facile. Elle y installera donc ses aînés pendant quelques mois pendant que Walter restera avec les 5 cadets.
Frederico, alors qu’on était à la radio, m’avouera avoir hâte à ce changement de vie, mais d’en être quand même stressé. Il doit quitter ses amis, sa culture et tout ce qu’il a connu de sa naissance à ses 18 ans. Je crois que le fait de m’avoir vu me raconter heureux dans plein de pays différents l’a un peu rassuré.
Mais pour l’instant, la maison contient ce soir-là encore 10 personnes. Les filles sortent leurs livres d’anglais pour pratiquer avec moi, puis je chante et joue de la guitare pendant que Juan, 5 ans, joue du air drum et fait du beat box !
Une dernière photo de famille avant les adieux.
Les bons soins
Je reprends une fois de plus la route le lendemain matin. J’ai les sacoches chargées de provisions que la famille m’a offertes, et les vêtements fraichement nettoyés. J’échange des caresses avec tous, puis Walter nous place en rond pour une prière pour mon chemin, me confiant « aux bons soins du Seigneur ».
En ce qui me concerne, c’est aux Chavero dont je suis reconnaissant. À défaut des bons soins du Seigneur, j’ai certainement ici reçu les « bons soins du seigneur de Rio Cuarto ».
La route se poursuit en campagne après Rio Cuarto.
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